Dans un article précédent, je reprenais la digitalisation au rang des menaces universelles qui pèsent sur les entreprises. Certains de mes lecteurs ont réagi à mes propos. La digitalisation est d’abord un atout, m’ont-ils écrit. Il n’y a qu’à observer ses bénéfices du moment : télétravail, ventes à distance, suivi sanitaire pour en citer quelques-uns. Je suis bien entendu d’accord, la digitalisation des entreprises est une opportunité. La médaille a son revers. Pour développer une collaboration compétitive et durable, la digitalisation doit apporter une réelle valeur ajoutée à tous les utilisateurs et pas seulement à une partie d’entre eux. Si vous pensez qu’en disant cela, j’enfonce une porte ouverte, détrompez-vous. Cet article illustre les pièges et les solutions dans la mise en œuvre en prenant comme exemple le CRM que j’ai mis en place chez Mitra Power Systems. Ces conseils sont généralisables dans leurs principes aux autres logiciels de collaboration.
Le piège
Un logiciel CRM (Customer Relationship Management) est une base de données relationnelle permettant d’enregistrer et enrichir le profil de ses clients (cela pourrait être des fournisseurs, des partenaires ou des membres d’un réseau) ainsi que toutes les activités que l’on a avec eux ou à leur propos. En outre, un tel logiciel permet d’attacher à ces activités toutes sortes de documents. Toutes ces informations sont numériquement reliables entre elles pour retrouver et contextualiser, sans effort, l’information recherchée. L’intérêt managérial d’un tel outil est évident. Il permet de développer la collaboration en rassemblant dans « un lieu » partagé, tout l’historique et les informations relatives à la relation avec les clients.
Enfin, les logiciels permettent de créer des rapports pour visualiser et mesurer facilement l’état de la situation générale (par exemple les offres en cours, le taux de réussite des offres, le succès des e-mails…) ou particulière tel un client, un produit, un collaborateur bien précis.
C’est là, dans les fonctionnalités de rapports, mesures et autres graphiques, bien pratiques que se trouve le risque. L’intérêt managérial au sens de la gestion et de collaboration devient fréquemment l’intérêt de contrôle de la direction, au moins à parts égales dans sa décision d’investir. Les collaborateurs ressentent alors le CRM comme un outil de surveillance. A leurs yeux, ils passent un temps considérable et inutile, à entrer des informations que personne n’utilisera et qui réduisent leur autonomie et leur indépendance. Contrariés, voire en colère, il suffit que le manager leur présente un graphique du résultat de leurs activités pour créer une tension. L’échange porte alors sur le logiciel, le fait que les données ne sont pas toutes complétées ou pas mises à jour, que cela prend énormément de temps de les rentrer, que le système n’est pas convivial, que le management met des bâtons dans les roues… Dès qu’ils le peuvent, les collaborateurs contournent le système. Ainsi ils traitent dans l’informel et sans enregistrement tout ce qui peut l’être, ne rapportant que ce qui est obligatoire. Certes, pour le management, s’il réussit à imposer le logiciel, l’information est malgré tout mieux collectée et plus accessible que sans un tel système. Néanmoins, la vraie performance commerciale, que l’on peut mesurer par l’augmentation des revenus et la satisfaction des clients, n’est généralement en rien améliorée, voire dégradée.
Ce n’est pas une question de bonne communication. Au mieux par une communication attentive, éviterez-vous les éclats de colère et les fronts d’opposition.
Pour mieux comprendre le risque, imaginez qu’au lieu d’un CRM, l’investissement décidé par le management soit une ligne de production moderne. Vous paraîtrait-il avisé que les premiers critères de sélection de cette ligne soient les rapports de mesures et de contrôle interne de la machine ? Ne choisiriez-vous pas la machine pour les gains en productivité, pour la facilité d’usage par les opérateurs et pour ses caractéristiques qui permettent naturellement aux opérateurs de produire un résultat de meilleure qualité. La machine étant installée, imaginerait-on que la direction aille retirer les rapports de la machine pour les présenter à l’opérateur en lui demandant de commenter ? Bien sûr que non ! Au contraire, la voie naturelle est de former l’opérateur à utiliser lui-même les rapports de la machine pour mieux maîtriser son travail. La direction, elle, se contente de regarder le résultat final : augmentation de la productivité et de la qualité. De temps à autre, elle échangera avec les opérateurs sur les possibilités de pousser plus loin les performances.
Ce sont ces principes applicables à un outil de production, qu’il faut appliquer à la digitalisation de l’entreprise. Elle doit être au service de ceux qui l’utilisent pour leur permettre d’être plus performants collectivement et individuellement, à effort constant. À cette condition, ils prendront plus de plaisir dans la réalisation de leurs tâches. L’argument commercial des fournisseurs qui présentent aux décideurs, les écrans qui leur permettront de tout contrôler est le piège qui, à défaut de détériorer le climat dans l’entreprise, n’améliorera en rien son succès.
Six bonnes pratiques pour digitaliser votre entreprise
Tactiques en entreprise
Pour autant il ne s’agit pas de renoncer à la digitalisation. Bien introduite, elle facilite la gestion et améliore la compétitivité. Revenons à l’expérience CRM que j’ai mise en place chez Mitra Power Systems pour vous proposer une démarche généralisable à d’autres outils logiciels.
- Comme pour toute machine, ce qui est utile dans une base de données, c’est ce qu’on en sort. On a souvent tendance à se laisser griser par toutes les données qu’on peut introduire, imaginant des scenarii d’usage qui ont peu de chance d’aboutir. Il ne faut introduire que ce dont on fera usage. Démarrez modestement.
- Le logiciel est un outil pour les utilisateurs. Il doit coller le plus possible à ce qu’ils font naturellement, abaisser leurs obstacles et supprimer ce qui les ennuie. Ainsi, s’ils doivent rentrer des rapports d’activités hebdomadaires dans un fichier Excel qu’ils envoient à l’administration, veillez à ce que l’écran du logiciel soit plus convivial qu’Excel, qu’il soit accessible de la même manière en lieu et en heure, et qu’il supprime l’opération d’envoi. Un logiciel de collaboration permet de développer de nouvelles habitudes. Cependant, ne les présentez pas à l‘introduction du logiciel dans l’entreprise. Elles viendront en leurs temps.
- En tant que manager, participez à l’introduction des données qui sont en votre possession, par exemple, les données de contacts ou des données sur la concurrence que vous avez pu collecter.
- Ne vous crispez pas sur les récalcitrants. Il y en a toujours et pour de multiples raisons. Écoutez leurs arguments. Rencontrez ceux qui sont recevables. N’imposez rien mais concentrez-vous sur les premiers utilisateurs. Soutenez-les et réjouissez-vous de travailler avec eux. Agissez par effet boule de neige.
- En tant que manager ne produisez des rapports émanant du logiciel que s’ils ne servent qu’à vous-même ou pour les discussions avec vos supérieurs. Pour discuter avec les collaborateurs, laissez-les venir eux avec les rapports qui leur semblent pertinents. Puis, si nécessaire, convenez avec eux (faites leur découvrir) les rapports qui leur permettront de fonctionner mieux (voir l’article « Cassez les bics rouges »), pas ceux qui vous arrangent vous. Consacrez le temps gagné par l’automatisation au dialogue oral.
- Enfin et peut-être surtout, le logiciel est un outil collectif. Bien gérer cette caractéristique est un des facteurs clés de succès. En effet l’usage d’un logiciel est viral, il n’y a qu’à observer les récents événements autour de « watsapp » pour le comprendre. Pour ce faire,
- Ne laissez pas d’utilisateurs potentiels sur le côté. Ainsi un CRM n’est pas une affaire de ventes et de marketing mais concerne tous les employés qui travaillent pour créer de la valeur pour des clients identifiés. Certes, cela coûte plus cher en licences mais le coût est généralement compensé parce que les créneaux d’information ne doivent pas être multipliés. Par ailleurs, il suffit que vous n’impliquiez pas un collaborateur qui a besoin régulièrement d’informations se trouvant dans la base de données, pour qu’il se sente exclu du projet de l’entreprise.
- Pour être pleinement adopté, le logiciel doit donc coller à la structure organisationnelle. Celle des entreprises traditionnelles organisées par département est un frein dans bien des cas. En effet, si le logiciel limité aux départements vente et marketing, les commerciaux sont les principales personnes à introduire des données et leur manager celui qui en retire les informations et résultats. Cela réduit irrémédiablement la motivation des commerciaux.
- Réunissez en présentiel les utilisateurs opérationnels du logiciel. Donnez-le temps à chacun de partager aux autres les informations dont il a besoin, qui a cette information, comment elle est transmise, quelles sont les causes d’échec dans la transmission. Rajoutez le caractère critique de l’information. Celui-ci est généralement lié à la durée d’usage et la compréhension collective du résultat. De nouveau, privilégiez la frugalité. Chacun pourra alors comprendre ce que les autres utilisateurs attendent de lui. N’hésitez pas à refaire ces réunions tant que le logiciel n’est pas rentré dans les habitudes.
- L’effet principal d’un logiciel commun est l’existence d’une plateforme d’information disponible en temps réel à chacun. N’essayez pas que l’usage collectif du logiciel réponde à un processus existant. Remplacez les processus séquentiels par des tactiques souples que le logiciel supporte. Il faut donc passer de la coopération à la collaboration. Nous partageons cela lors de nos séminaires « La fin des processus » et « Jouez ensemble en entreprise ». Par ailleurs, le risque à vouloir automatiser sans rien changer ce que vous faisiez manuellement est de pousser à des développements spécifiques du logiciel qui coûteront très cher.
Introduite au profit de la maîtrise et dans l’idée que la digitalisation réduira les coûts, la menace de l’échec guette l’entrepreneur. Par contre, gérée au bénéfice de ceux qui l’utilisent, la digitalisation devient une belle opportunité de collaboration et de réussite.
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